Aimer la terre et se battre.

par Benjamin Barrère - 13 décembre 2019 - Catégorie : Culture, Défense - Tags : Billet d'Humeur, Tribune

de la nécessité de bien enseigner la géographie.

« Pourquoi vous battez-vous ? » Quel militaire n’a jamais été interrogé de la sorte sur les motivations le poussant à partir au combat loin des siens ? Tous, à un moment ou un autre de leur parcours, se sont posés cette question : « pourquoi vais-je me battre ? ». Introspection qui conduit à revenir sur les raisons d’un engagement pas comme les autres.

A ce propos, Jean LARTEGUY écrivait que « les hommes de guerre sont de l’espèce qui se rase pour mourir. Ils croient à la rédemption de l’homme par la vertu de l’exercice et du pas cadencé. Ils cultivent la force physique et la belle gueule, s’offrant le luxe de réveils précoces dans les matins glacés et des marches harassantes pour la joie de s’éprouver. Ce sont les derniers poètes de la gratuité absolue. » A une époque où les raisons des interventions de nos armées loin de nos frontières sont souvent mal comprises de l’opinion publique, parfois considérées comme suspectes parce que mal expliquées par les décideurs politiques, il importe de réfléchir sur ce qui peut encore pousser le soldat à faire le choix de son engagement, dont l’issue peut être la mort. Lorsque l’on meurt au Mali, est-ce pour la France ou pour protéger les intérêts d’Areva ? Si cette question, dans sa formulation et ce raccourci, insulte la mémoire de ceux de nos compatriotes tombés au Champ d’Honneur, elle reste sous-jacente dans chacun des débats relatifs à l’envoi de militaires français en dehors des frontières nationales.

En réalité, les ressorts de la motivation du militaire sont pluriels. Comme le souligne Jean LARTEGUY, le militaire ne se pose pas nécessairement la question du « pourquoi il meurt ». Il exerce son métier tel un sacerdoce et n’a, à ce titre nul besoin de justification lorsqu’on l’envoie au combat. Il se bat pour sa famille, pour son drapeau, pour la France dans ce qu’elle a d’éternel et pour la Nation, peu importent les gouvernements présents et passés. Certains se battent par goût de l’action, ou sont animés par une soif d’évasion empreinte de romantisme et d’idéaux chevaleresques. Mais ce serait oublier la dimension « territoriale » du soldat : on se bat aussi pour la terre, SA terre. Aujourd’hui encore, bien que cet aspect semble moins évident qu’en 1870 ou en 1914, quand la population française était rurale et paysanne. Il convient de se remémorer qu’à cette époque et en temps de guerre, l’armée française était donc composée à majorité de conscrits travaillant la terre au quotidien et dans un but de suffisance primaire. Oui, rappelons-nous d’une époque où l’on se battait sur le sol national et où les affrontements se déroulaient principalement au milieu des champs. Cet ancrage « terrien » incarne un lien charnel entre l’homme et « Sœur notre mère la Terre », ainsi que la nommait Saint François d’Assise dans le Cantique des Créatures, vers 1224, et l’on comprend ainsi l’acharnement des Poilus à la défendre mètre par mètre, tranchée par tranchée. Ce lien est naturellement toujours prégnant pour l’armée de Terre qui a, rappelons-le, nommé son uniforme « tenue Terre de France » en référence à la terre crayeuse de champagne, qui colle au godillots dès la moindre pluie et imprègne de sa pâleur hommes et véhicules.

L’exercice de campagne peu avoir un effet des plus inattendu : celui de déclencher, chez le soldat que l’on imagine bourru et aguerri au combat le plus cruel, une inclinaison au lyrisme et une appétence pour la nature. Qui en effet n’a jamais vibré, au détour d’un survol lors d’une reconnaissance de terrain ou d’une manœuvre, en contemplant la campagne lorraine par un après-midi d’automne ? Qui n’a pas été absorbé par ses songes en scrutant son ciel vaguement laiteux transpercé par les rayons dorés d’un soleil d’octobre ? Qui ne s’est pas ému de ce tableau composé de bois inondés de pourpre, d’ambre et de carmin ? Qui n’a pas savouré le spectacle de vallons, du fond desquels s’échappent les volutes d’une fumée de cheminée s’échouant en bancs improvisés au gré de faibles brises ?

Difficile d’imaginer, face à la quiétude de ces paysages simples, que cent ans plus tôt, cette campagne fut le lieu des affrontements les plus féroces avec les Allemands. Difficile de croire que ces coteaux furent dépouillés de toute végétation et abreuvés du sang des braves. Pourtant, la terre parle et son relief est une page d’histoire, un chemin de mémoire pour qui saura les observer et les lire. Ici une trouée, là la balafre d’une tranchée… plus loin quelques cratères meurtrissant encore le sol, et enfin cette trainée blanche géométrique : un cimetière militaire. L’alignement impeccable et à l’infini des croix immaculées glace invariablement le sang. Il est de ces lieux où transpire une tristesse éternelle, à la vue desquels on ne s’habitue jamais. Finalement, les croix blanches matérialisent ce lien charnel entre le soldat et la terre pour laquelle et sur laquelle il est tombé. Accrochés dans une mer de silence, l’honneur et la mémoire flottent tels des rubans invisibles. Et autour cette campagne alanguie, impassible aux querelles des hommes. Les champs laminés en sillons impeccables jouxtent les prés où les bestiaux profitent de l’herbe grasse en ces dernières journées de douceur. Quelques clochers dardent le ciel et laissent deviner des villages qui se détachent délicatement du décor. Les habitations aux façades ocre captent merveilleusement cette lumière d’or et semblent briller de mille éclats, avant de bientôt se faner et revêtir un aspect des plus ternes dès que le jour pâlit. Autant de détails, ou de données que gardera en lui celui qui livrera une bataille pour protéger sa terre.

Cette représentation de ce que peut être une campagne française revêt une consonance mystique en ce sens que cette vision géographique, voire géologique, que le militaire catégorise en relevés topographiques, n’est in fine qu’une transfiguration allégorique de la famille, l’histoire, le drapeau et la patrie. C’est pourquoi il est tout aussi important d’étudier la géographie que l’histoire lorsque l’on cherche à créer un ciment national. Les fameux « hussards noirs » de la IIIe République » ne s’y étaient pas trompés. Ils avaient bien compris que la cohésion de la Nation passait par une instruction rigoureuse. Et à ce titre, autant l’on peut admettre que l’enseignement de l’histoire à l’époque n’était pas exempt de tout reproche et qu’il était le fruit d’une certaine idéologie prompte à effectuer quelques raccourcis discutables, autant l’enseignement de la géographie était alors un modèle du genre. Il suffit de lire Le Tour de France par deux enfants, publié par Augustine FOUILLÉ sous le pseudonyme de de G. BRUNO, pour le comprendre. Ce manuel de lecture scolaire, paru peu après la défaite de 1870, conçu pour encourager un sentiment patriotique au sein de la société, plaçait l’étude de la géographie en tant que base de l’éducation de la jeunesse d’alors, qu’elle soit civique et morale, mais aussi scientifique et historique. En définitive, c’est bien la géographie qui servit de socle à ces « leçons de choses » sur l’industrie, le commerce, l’agriculture ou l’artisanat. De fait, n’importe quel paysan du Gers ou du Morbihan était capable de placer Thionville sur une carte et avait des notions relativement étoffées quant aux productions industrielles du bassin lorrain, tandis que le cadre diplômé d’aujourd’hui, malgré un accès extrêmement facilité à la ressource, se targue souvent de ne pas lire et ne se cultive plus. Tout au mieux est-il influencé par un certain parisianisme suffisant, considérant qu’il n’est point de salut culturel au-delà des boulevards des maréchaux.

Force est de constater que la progression de l’illettrisme aujourd’hui – détecté notamment lors des Journées Défense et Citoyenneté organisées par le ministère des Armées - et la perte d’un socle culturel commun du fait de la progression du communautarisme, sont plus que jamais préoccupants. Car le manque de connaissances l’ignorance de masse sont avant tout, au mieux le terreau de l’émergence d’un relativisme peu enclin à la résurgence d’une culture de guerre, et au pire un tremplin vers l’obscurantisme ou le totalitarisme. Pour vaincre, il faut être capable de savoir d’où l’on vient pour savoir où l’on va, ou en d’autres termes, vouloir répondre à la fameuse question « qui sommes-nous ? ».

Dans ce domaine, il est illusoire que le sacro-saint « vivre ensemble », ne faisant que relier par la force des individus par le vide de la théorie, puisse répondre à une telle question. Il n’est pas non-plus de « vivre ensemble » qui puisse créer une fierté nationale suffisamment solide pour que l’on veuille se battre et mourir. Il n’y a guère que l’amour des siens et la culture au sens large qui puissent forger ce sentiment, ce qui explique aussi pourquoi à travers les âges, tant d’illustres étrangers amoureux de la France soient venus en écrire une fraction de l’histoire. Or, la culture englobe certes l’art et l’histoire, mais elle est peut-être avant tout l’émanation d’un terroir riche qui façonne nos modes de pensée et nos habitudes sociales. En somme, elle est résultat d’un amour profond pour la terre. Car si l’histoire peut être écrite de toute pièces comme un roman national au gré des régimes politiques, si la culture est quant à elle à l’image de son époque, la terre, elle ne ment pas. Certes, elle peut être altérée et subir tant les ravages que le génie de l’activité humaine, mais les coteaux et les vallons subsistent, insensibles à l’air du temps. Ainsi, aimer la terre ne se résume pas à une contemplation béate d’un paysage apaisant. Ce sont aussi des odeurs, des sensations, c’est par exemple reconnaître sur ses papilles la senteur d’un sol argilo-calcaire lorsque l’on déguste un Médoc et que l’on a auparavant parcouru les rives de l’estuaire. C’est le sifflement du mistral dans les plissements hercyniens du massif du Garlaban, qui porte en lui des effluves de thym et de romarin. Le rapport à la terre semble donc être de toute évidence bien plus charnel que le rapport à l’histoire ou à l’art, et renferme quelque chose d’intemporel qui subsiste imperceptiblement en notre for intérieur, que l’on soit par ailleurs récemment immigré ou établi en un lieu depuis des temps immémoriaux. Le rapport à la terre est aussi un souvenir.

C’est pour cette raison qu’il est donc plus que temps de revenir à un apprentissage d’une géographie dépassant la seule énumération des fleuves et des sommets français, sans faire de lien avec la terre. Il est nécessaire d’appréhender la géographie sous les prismes humain et territorial. De même, de façon moins méthodique et moins scolaire, la géographie doit s’étudier au travers des Lettres. Il est ainsi possible d’étudier la géographie mosellane en lisant La Colline inspirée, de Maurice BARRÈS ou de s’intéresser à la géologie provençale en relisant Marcel PAGNOL. C’est là un moyen de renouer avec le langage, la fierté nationale et le sentiment d’appartenance, bref de relier au sens propre de jeunes élèves à un ensemble qui les dépasse. Ce, sans pour autant glisser vers le roman plus politique que national, dont le risque serait la réinterprétation mémorielle, parfois victimaire, selon la tendance sociétale du moment. En définitive, le militaire ne se bat pas au nom de valeurs, de l’histoire de la culture, mais bien pour la terre, qu’il se batte au Sahel, au Levant ou sur le sol français.

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