Formation : les grands groupes prennent le pouvoir

par Hegemon - 11 mai 2019 - Catégorie : Économie - Tags : Certification, Datadock, Formation, Indépendants, Réforme

La réforme de la formation professionnelle, déjà lancée l’an passé, aboutira l’année prochaine avec la fameuse certification, qui inquiète bon nombre de formateurs indépendants. Objectif affiché: le “nettoyage” du marché, et l’augmentation des standards de qualité dans le monde de la formation. Une réforme largement soutenue par les grands noms du monde de la formation, et pour cause.

Une réforme lente et prudente

La réforme de la formation professionnelle se fait en deux temps, car les enjeux sont grands, et le gouvernement, avec ses partenaires privés, veut s’assurer que la pilule passera: patience et longueur de temps font donc plus que force ni que rage. Pour accompagner cette réforme, l’agence France Compétences fut créée en 2018. La première étape, le fameux “Datadock” est déjà achevée, et accomplit “le référencement” des formateurs et sociétés de formation. Afin d’être “datadockés”, les entreprises de formation doivent remplir un lourd dossier technique, décrivant l’ensemble des moyens et techniques pédagogiques à leur disposition. Catherine Brown, formatrice indépendante en anglais professionnel depuis 20 ans, témoigne: “Le référencement sur Datadock m’a pris plusieurs mois. J’ai envoyé mon dossier, qui a été retoqué plusieurs fois parce qu’ils voulaient plus d’informations, avec plusieurs semaines d’attente à chaque aller-retour”. Sans enregistrement auprès du Datadock, le formateur perd l’accès aux financements des OPCA, qui représentent une part conséquente des financements de formation. L’année prochaine interviendra la deuxième étape: la certification. Ici, le formateur sera évalué par un cabinet indépendant, et c’est à lui que reviendra la charge de la preuve: sans la validation du certificateur, le formateur sera considéré comme inapte à former et exclu du marché de la formation. Le motif annoncé est la garantie de la qualité, comme indiqué sur la vidéo de présentation sur le site officiel du Datadock:

Une alliance entre plusieurs acteurs

Les effets prévus de la réforme sont multiples, et bénéficieront très largement à deux catégories d’acteurs: publics et privés. Les prélèvements obligatoires, collectés par les OPCA, sont en place depuis longtemps, et semblent acquis à l’administration. Maintenant le chiffre d’affaires garanti, il s’agit désormais de freiner les dépenses, afin d’accroître le bénéfice. En compliquant encore davantage la mise en place de formations, par l’ajout de procédures lourdes, les OPCA amélioreront mécaniquement leur santé financière. Du côté privé, deux catégories d’acteurs bénéficieront immédiatement de la réforme. La lourdeur de la procédure est telle qu’elle est rédhibitoire pour bon nombre de “petits formateurs”. En effet, les semaines passées à s’acquitter des nouvelles obligations administratives représentent autant de travail obligatoire et non rémunéré, que la plupart des petites structures ne pourront pas se permettre. Ces mêmes démarches administratives de référencement et certification ne représenteront, en revanche, qu’une formalité indolore pour les grandes entreprises. Les petits formateurs auront dès lors le choix de fermer leur structure (avec report automatique de la clientèle vers les grands groupes) ou de passer par l’intermédiaire d’un grand groupe de formation, certifié, qui prélèvera alors une “taxe privée” au passage. Enfin, les organismes certificateurs obtiennent, par le succès de la campagne d’influence discrète derrière la réforme, la création instantanée d’un nouveau marché. Natacha Dinant, spécialiste de la formation, explique: “La certification sera délivrée par un organisme certificateur. Celui-ci devra être accrédité, à cet effet, par le Comité français d’accréditation (Cofrac) ou par une autorité apportant des garanties équivalentes. La certification pourra également provenir d’une instance de labellisation reconnue par France compétences sur la base du référentiel national.

Une habile de campagne de manipulation de marché

Le constat d’origine était pertinent: les grands groupes ont accès aux cercles de pouvoir, ce que n’ont pas les formateurs indépendants. Il était donc prévisible que le marché soit façonné par les premiers et non les derniers. Or, le marché est immense, comme l’atteste le site CPFormation: “Le marché des formations se chiffre à 32 milliards d’euros annuel, rien que dans l’Hexagone. Près de 40% de ce chiffre sont générés par les formations professionnelles qui sont dispensées par plus de 90 000 organismes”. L’élimination discrète d’une grande partie des formateurs indépendants, qui ne pourront plus assumer la charge administrative qui pèse sur eux, représentera donc un pactole non négligeable. Pour cela, il fallut évidemment trouver le partenaire administratif : les OPCA. Ces derniers prélèvent déjà plus de 6 milliards d’euros de chiffre d’affaires auprès des entreprises, comme le rapporte Arnaud Portanelli, rédacteur en chef de CPFormation: “Le montant total de la collecte 2016 est de 6,7 milliards € dont plus d’1 milliard de versement volontaire financé à plus de 70% par les entreprises de moins de 50 salariés.” Suite à la réforme, ces OPCA obtiennent la réduction mécanique du nombre de financements accordés. En effet, Marianne Rey, de l’Express Entreprise, met en garde: “Toutes les demandes ne seront pas accordées, d’autant que le budget dont disposeront les opérateurs de compétences dépendra du nombre de CPF mobilisés.

Un vent d’amertume chez les formateurs indépendants qui se sentent lésés par la réforme

La réforme étant votée, il est donc trop tard pour les formateurs indépendants pour faire valoir leurs droits. Leurs échanges sur les réseaux sociaux font néanmoins apparaître leurs craintes majeures pour l’avenir de leur activité professionnelle. Un groupe Facebook regroupe plusieurs milliers de membres qui font part de la complexité administrative impénétrable à laquelle ils font désormais face, et qui cherchent un soutien les uns auprès des autres. Une opacité suspecte, reprise par Vincent Giret, reporter Radio France, suite à la parution du rapport de la Cour des Comptes qui a épinglé le monde de la formation professionnelle: “Cette énorme machine opaque, cette grosse boîte noire où l’argent coule à flots est le royaume de la fraude, si l’on en croit les magistrats. On a l’impression qu’eux même n’en reviennent pas au fur et à mesure de leurs découvertes : c’est d’abord un maquis dans lequel s’entremêlent plus de 77 000 opérateurs assurant des actions de formations, payées par les entreprises, mais aussi en partie par les régions et par l’Etat.” En attendant, la réforme n’a pas tardé à profiter aux grands noms du secteur, comme rapporté par Didier Cozin, spécialiste formation pour AgoraVox : “La Caisse des dépôt et Consignation va « développer » une Application Smartphone pour le CPF et se faire payer 90 millions d’€ pour ce travail, sans doute un record du monde de cherté. Ni Apple ni Google (pourtant très riches) ne dépenseraient de telles montants pour une simple application (qui vise au mieux à former 4 % des salariés vers 2022 selon le Ministère du travail).

Sur la base d’un fonctionnement administratif déjà particulièrement lourd et opaque, les opérateurs publics et privés de la réforme ont rajouté une sur-complexification du fonctionnement, afin que l’opinion publique s’en détourne – une technique de lobbying classique. Pour justifier la réforme, une simple étiquette a été apposée dessus: il s’agirait de garantir la qualité des formations et œuvrer pour le bien collectif. En dessous de la surface, il s’agit néanmoins d’une consolidation de marché savamment orchestrée, qui sera assurément récompensée d’une juteuse prise de guerre.

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