Nul besoin de procès pour ce si vilain mot. Personne au monde ne viendrait sérieusement prétendre que la médisance est une vertu. Mais si le concept est universellement décrié – ou, mieux, soigneusement évité – il est néanmoins communément partagé. D’où cette vilaine habitude tient-elle sa longévité?
La nécessaire estime, de soi et des autres
Nous l’exprimons très rarement, mais l’image que nous avons de nous-mêmes génère une forte influence sur notre vie, et le jugement introspectif est bien souvent sévère, dans le for intérieur. Bien sûr, nous le cacherons! Nous revendiquerons le fait de payer déjà beaucoup d’impôts pour justifier la petite fraude commise la semaine dernière. Nous invoquerons le droit à disposer de nos corps, et tairons la douce honte de cette nuit de débauche, à l’automne dernier. Mais nous ne sommes pas dupes de nous-mêmes: malgré le discours public, nos “portraits de Dorian Gray” sont régulièrement éraflés par les choix auto-réprouvés que nous commettons, comme des milliers de petites coupures bénignes qui s’additionnent en une grande souffrance. Et, comme si cela ne suffisait pas, l’estime des autres vient compliquer le tout. La réputation, cousine publique de l’honneur, est un autre facteur puissant, qui influence nos vie. Avant même de commettre l’acte, une pensée pernicieuse s’invite dans nos esprit: qu’en dira-t-on? Externe ou interne, le même besoin nous accable, de préserver notre image.
Le choix cornélien
Mais alors, comment procéder? Comme souvent, une alternative désagréable s’offre à nous: la version facile et médiocre, ou la méthode haute et exigeante. Et ce choix nous plonge dans la dualité de notre humanité. L’animal n’est que l’animal, Dieu n’est que Dieu, mais nous sommes des mélanges. Des corps de chair aux aspirations célestes. La facilité nous attire, mais l’exigence nous inspire. La voie de l’excellence est simple, mais ardue: prendre l’homme ou la femme qu’on est aujourd’hui, et en construire une meilleure version pour demain. Plus calme, plus intelligent, plus rapide, plus fort, plus aimant, peu importe. Mieux, tout simplement. Mieux pour soi, et mieux pour les autres. Une fois le difficile sacrifice consenti, ses fruits sont acquis à jamais. La version fastoche consiste à se rehausser artificiellement, aux dépens de l’entourage. Se laisser dans la bassesse où l’on se sent, mais publiciser à grands coups de mégaphones à quel point les autres sont pires. D’un point de vue purement relatif, l’effet est le même: on est maintenant au-dessus des autres, et on est donc forcément quelqu’un de bien puisque les autres semblent pire. Et, cerise sur le gâteau, personne n’osera proférer le contraire, de peur de l’avalanche de médisance qui s’abattra sur lui en cas de critique.
La mécanique sous-jacente de la médisance
Nul besoin de nous pencher sur le dépassement de soi, matière que les coachs, prêtres, rabbins, imams et entraîneurs sportifs pourront expliquer à merveille. Mais pour l’option facile, il est instructif d’étudier la “méthode médisante de rehaussement de soi” sous l’angle de la physique. En 1687, Newton découvrait l’un des principes les plus importants et fertiles de la physique moderne dans sa troisième loi: « L’action est toujours égale à la réaction ; c’est-à-dire que les actions de deux corps l’un sur l’autre sont toujours égales et de sens contraires. ». Pendant la nage, il est nécessaire de pousser l’eau vers l’arrière, pour que le nageur soit poussée, par l’eau, vers l’avant. Les gaz poussés vers le sol, par la fusée, la font jaillir vers le ciel. Et c’est bien cette intuition, ressentie des siècles avant qu’elle ne soit comprise, qui nous mène à la médisance: pour paraître intelligent, je dois subtilement laisser entendre que mes proches sont imbéciles. Mais, si j’ai besoin d’un salaud pour paraître intègre, il n’en demeure pas moins que je prends un risque à la médisance: mon faire-valoir pourrait bien se retourner contre moi. Il reste alors une option: l’avatar, cette entité irréelle, passée, impalpable, sur la gueule de laquelle je pourrai marcher à foison, sans risque de représailles. Nous devons donc accabler l’ailleurs, l’avant, le lointain. Grimer le passé pour le faire paraître pire qu’il ne fut, ainsi nous paraîtrons meilleurs.
La lutte contre ce qui n’existe plus, et peut-être jamais n’exista
Clément Bosqué écrivait pour Atlantico que certaines critiques de la série Downton Abbey jugeaient fausse la relation respectueuse entre les maîtres et les différentes classes sociales. “L’on n’a pas supporté ce tableau de la relative proximité, voire intimité, entre maîtres et valets. Par exemple, le majordome Carson considère l’aînée des Grantham comme sa propre fille ; Lord Grantham protège Bates, le valet, avec lequel il s’est lié d’amitié pendant la guerre des Boers ; le chauffeur Branson a une relation amoureuse avec Sybil, une autre fille Grantham. L’égalitarisme abstrait ayant fait partout des ravages, l’on a bêtement crié à l’idéalisme : non, les domestiques ne pouvaient être si bien considérés ; ils étaient, assurément, maltraités et, nécessairement, exploités !”. Pourquoi donc cette certitude que nos anciens étaient des êtres si brutaux et inhumains? Cette conviction s’assied-elle sur une étude longue et patiente de l’histoire des moeurs? Probablement pas. Mais son expression permet de sous-entendre que je me démarque de cet “ennemi immatériel”, et que je suis donc quelqu’un de bien. L’on retrouve cette mécanique en politique, sous une forme à peine altérée. L’électeur de gauche hurlera contre les égoïstes, et ses voisins en déduiront qu’il est généreux. L’électeur de droite pestera contre les profiteurs, et il apparaîtra contributeur. Dans un sens ou dans l’autre, c’est la “société”, impersonnelle et immatérielle, qui servira de piédestal.
Un homme dans une barque, chargée de pierres, se rendit compte qu’en jetant les pierres vers l’arrière du bateau, il faisait avancer un peu son embarcation. Plus la pierre est lourde, d’ailleurs, et plus le bateau avance. Et plus une personne jette de lourdes accusations autour d’elle, et plus on en déduira qu’elle est irréprochable. Bien sûr, la propulsion d’un bateau avec des pierres est une méthode assez médiocre. Mais ça marche, tant bien que mal. L’alternative consiste à améliorer le bateau. Mais,ça, c’est beaucoup plus difficile et fatigant que de jeter une pierre.